gravure de Dado

gravure de Dado

Dado par Georges Limbour

Ce texte de Georges Limbour est extrait du catalogue de l’exposition Dado à la Galerie Daniel Cordier de Francfort en 1960.

Cliquer sur les images pour les agrandir
en grand et très grand formats

Diaporama
plein écran   

Sans titre, 1956
Sans titre, 1956, huile sur toile, 64 × 75 cm.

En dehors des chemins grands ouverts de la peinture actuelle, dans les régions marginales et troubles de l’art où s’accomplit le destin de créateurs étranges et attirants, la peinture de Dado propose ses énigmes. Non guidée, de toute évidence, par un souci d’ordre esthétique (et parfois même, comme peut l’être une profonde peinture, désagréable au regard), projection nécessaire et immédiate de rêveries obsédantes, avec les troublantes absurdités par quoi se manifestent les complots de l’inconscient, cette œuvre, toute jeune, saisit le spectateur par son assurance, et ce qu’on pourrait appeler sa dextérité, tant l’intensité de la vision prête de savoir à la main.

La Guerre, circa 1956
La Guerre, circa 1956, huile sur toile, 46 × 61 cm. Photo : Claude Lemarié.

Le monde énigmatique de Dado, dont notre raison fascinée veut venir à bout, est un monde étrangement peuplé, ni de la mort, ni de la vie, comme les Limbes. Les personnages, bien qu’il y en ait de monstrueusement adultes et peut-être prématurément vieillis, participent à l’innocence de l’enfance. Parfois surgissent de vrais enfants sains et joufflus. Nous sommes assaillis par des légions de Bébés d’âge incertain, ronds et roses, d’innocence réelle ou meurtrie, de candeur intacte ou détruite. Quel monde épouvantable guette des yeux en porcelaine bleue de poupée ? Hantise de l’enfance ? Un tableau, il y a quelques deux ans, nous montrait un paradis désordonné, peut-être menacé, de jouets innombrables.

Bébé
Adam et Ève, 1954, huile sur toile, 43 × 68 cm. Musée de la ville de Podgorica.

Ce monde de chair fraîche et de corps d’hôpital, est-ce l’éclosion de la vie, et déjà son malheur et sa destruction ?

Ce qui nous frappe dans cette peinture légère et claire comme l’écorce lisse des dragées, et dont les couleurs premières (par la suite, d’autres apparaîtront) sont les roses et les bleus pâles, fades couleurs qui bercent les vagissements des deux sexes de la petite humanité, c’est le fendillement des surfaces, non produit par une dessiccation naturelle et matérielle de la pâte, mais feinte par un pinceau dont l’habile perversité se plaît à lézarder toute surface proposée, chair des vivants ou matière des choses. Tout ce qui compose le monde de Dado, les bébés précoces, les vieillards prématurés et les pierres, tout se fendille. S’il y a des murs ou des monuments, ils s’effritent, tombent en ruines. D’ailleurs, maintes créatures roses ou rougeâtres, parfois blanchâtres, paraissent faites de terre cuite ou d’argile sèche, donc susceptibles de se fendiller ou d’éclater. Elles souffrent d’une soif mortelle dans un pays déserté par l’eau, ravagé par la dessiccation.

Sans titre
Sans titre, 1960, huile sur toile, 195 × 130 cm.
Dans un grand tableau admirablement dessiné, et où se jouent des scènes innombrables comme dans une œuvre de Jérôme Bosch, j’ai aperçu deux sortes de polichinelles allègres : sont-ils bons, sont-ils méchants ? Peut-on deviner dès maintenant ce qu’ils apportent ? Le printemps constellé d’eau ou de plus cruelles épreuves pour les futures créatures, car les naissances se multiplient et, sous nos yeux déjà, comme ils pullulent les nouveaux bébés d’argile !

De l’innocence fendillée aux secs adultes dont le monstrueux se lézarde, nous sommes incertains du sens véritable de la marche du temps, car parfois il nous paraît que l’argile assoiffée des vivants figés, ou les pierres éclatées du paysage, boivent déjà l’humidité de l’air qui annonce peut-être la pluie, et (si ce ne sont au contraire les restes dévastés d’un ancien âge) déjà les plantes poussent dans les fissures des chairs humaines et les fentes des minéraux, des lichens et des mousses, naturellement de la famille des plantes grasses qui supportent la sécheresse. Même des fleurs, voici qu’il en est, quoiqu’acides. Et encore sur les branches, des oiseaux. Sont-ils des oiseaux survivants qui vont quitter le monde, ou des annonciateurs qui, au contraire, s’y installent ? La pluie (c’est d’une eau lustrale qu’il s’agît, et non d’un vulgaire élément chimique), la pluie, si elle arrivait, certes bénie, ne faudrait-il craindre, cependant, qu’elle n’amène d’autres maux imprévisibles ?

Georges Limbour
Paris, novembre 1960

La Chute, 1960
La Chute, 1960, huile sur toile, 80 × 160 cm. Photo : Michel Graniou.
gravure de Dado