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La Fin du monde, 1955-1956, huile sur toile, 49 × 59 cm. Photo : Lazar Pejović. Musée national du Monténégro.À gauche : Le Cycliste, 1955, huile sur toile, 84,5 × 69 cm. Photo : Centre Pompidou, MNAM-CCI⁄Philippe Migeat⁄Dist. GrandPalaisRmn.
Réalisé à Belgrade en 1955, Le Cycliste est l’unique peinture de la période yougoslave de Dado conservée dans les collections françaises. Cette œuvre, l’une des seules à avoir fait l’objet d’une étude préparatoire, fut acquise par Daniel Cordier peu de temps après l’arrivée de Dado en France en 1956. Tout dans sa facture témoigne de la rupture, déjà ancienne, avec la manière académique mais aussi avec l’influence d’Emil Nolde, si prégnante dans les travaux de jeunesse. Comme La Fin du monde (1955, Musée national du Monténégro, Cetinje), Le Cycliste s’inscrit dans la série des « toiles mécaniques », inspirées « de De Chirico, de Carrà, des premiers surréalistes », selon les propres déclarations de l’artiste. Il est peint sur la toile de lin d’un matelas de l’hôpital où travaillait le père de Dado – on peut distinguer une couture du matelas qui barre verticalement le tableau.
Le personnage grotesque représenté ici, qui relève autant du robot que du bébé – motif récurrent dans l’œuvre des débuts – tient une sorte de poupée métallique – préfiguration de la « poupée de guerre et de désastre » (Claude Louis-Combet, conférence MEP, 2014) qui apparaîtra dans les bronzes des années 2000. Composé d’une imbrication de pièces manufacturées, il se tient au milieu d’un désordre de jouets et d’objets improbables, comme ce mannequin féminin au pubis proéminent sans tête ni membres, ces pièces et ces boulons étranges, réminiscences de l’atelier de serrurerie du père d’un ami d’enfance – dont le portrait figure au verso de l’étude du Cycliste. On pourrait voir dans cette figure, avec son crayon posé sur l’oreille, un autoportrait de Dado dans le Belgrade d’après-guerre. En 1969, l’artiste, qui privilégie déjà dans son atelier d’Hérouval (Vexin français) le développement d’une œuvre en résonance totale avec la nature, confiera à Germain Viatte et à Marcel Billot : « Dans l’espèce de chaos qu’est une grande ville, je me suis trouvé complètement éclaté, déchiré. » Confronté au caractère déshumanisant de l’univers urbain, Dado en intègre ici certains motifs : ainsi, sur le mur de gauche, les inscriptions et les dessins, omniprésents dans l’œuvre graphique de cette période, rappellent les publicités visibles dans les stades de football belgradois, mais aussi, plus généralement, les graffitis, cette expression urbaine « authentique » qui fascinera tant Dado, quand il s’attellera, en 1994, en plein conflit yougoslave, à détourner les tags découverts dans une ancienne cave vinicole dans l’Hérault, Les Orpellières, pour réaliser un « Guernica en couleur » (Alain Jouffroy, Artpress, juillet 1999), une immense œuvre in situ. À travers le pédalage entravé de ce bébé-robot à l’engin immatriculé, Le Cycliste, peint après une courte incarcération avec les autres marginaux de Belgrade le temps de la visite officielle de Khrouchtchev en mai 1955, illustre également toute l’ambiguïté, fondatrice de l’œuvre, qui était celle de Dado vis-à-vis de la « religion de l’homme » prônée par le régime communiste de Tito, religion à laquelle il adhéra toute sa vie sans jamais, cependant, cesser d’en explorer le refoulé.
Présenté lors de l’exposition de Julien Alvard et de François Mathey « Antagonismes » au Musée des arts décoratifs en janvier 1960 ¹, Le Sorcier, daté de 1959, est un tableau de l’époque minérale de Dado. Il représente un personnage androgyne au corps pierreux, assis sur un tabouret, aux souliers à la touche réaliste, entouré de deux chats dont l’un montre un visage presque humain. Dado peint ce tableau dans son premier vrai atelier, un cinéma désaffecté de Courcelles-lès-Gisors dans le Vexin français, qu’il investit en 1958 grâce à Daniel Cordier, son premier marchand. Tout imprégné de la lumière du Vexin, la nouvelle région d’adoption de l’artiste, Le Sorcier est un « portrait » minéral de moyen format, comme L’Architecte (1959, 162,5 × 130 cm, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne) ou le Personnage aux chauves-souris (1960, 146 × 114 cm, Collection Treger/Saint Silvestre, Portugal). Personnage, chats, végétation sol et mur se confondent dans une matière indéterminée. La confusion des règnes est manifeste, tandis que les frontières entre le végétal, l’animal et le minéral s’estompent jusqu’au vertige, formant un tout caractéristique du style de Dado de la période Cordier, reconnaissable entre tous.
Dans les œuvres de cette période minérale, le mur est un motif essentiel. Ici, on distingue bien des bouts de mur, avec les briques qui semblent s’émietter. Ce mur organique, en décomposition, est partiellement recouvert d’aplats de bleu ciel, et dans sa partie supérieure un personnage semble vouloir s’immiscer (ou s’extraire ?) En 1969, Dado soulignera sa fascination pour les murs du Vexin français à Germain Viatte et Marcel Billot lors de son entretien pour le catalogue de la rétrospective du Centre national d’art contemporain (janvier 1970) : « Ces fameux murs du Vexin m’ont inspiré, comme mon Monténégro tout au début, qui est à l’origine, qui est le nœud d’une certaine inspiration. Il y a cette espèce de mélange des éléments… ² »
Les murs du Vexin réactivent chez Dado le souvenir des paysages montagneux de « son cher Monténégro » et une fascination pour la texture de la pierre qui remonte à l’enfance – bien plus tard, Dado confiera qu’il observait des heures durant le mur « fait de grosses pierres carrées, pas cimentées ³ » de la maison familiale à Cetinje, qui constituait « une barrière qui séparait [son] monde du reste du monde ⁴ ». On comprend dès lors pourquoi le travail de Jean Dubuffet, et particulièrement ses Texturologies, qu’il découvre à la Galerie Daniel Cordier en 1959 ⁵, parlaient tant à Dado.
Photogramme du film d’Albert Lewin Le Portrait de Dorian Gray (1945).
Mais ce qui fait la spécificité du Sorcier, c’est une autre influence, celle du réalisme magique du peintre américain Ivan Albright (1897–1983), que Dado découvre très tôt au Monténégro, à partir du milieu des années 1940, dans le magazine Life⁶ et à travers le film d’Albert Lewin, Le Portrait de Dorian Gray (1945) : « J’ai vu le film de Dorian Gray, j’étais grand comme ça. […] Ivan Albright, c’était vraiment le peintre qui me fascinait le plus ⁷. » Dans Le Sorcier, le chat situé à gauche du personnage pierreux évoque immanquablement la statuette du chat égyptien aux supposés pouvoirs magiques devant lequel le héros du film de Lewin émet le souhait que son portrait vieillisse à sa place, et qui figure justement à gauche, dans la même position, posé sur un guéridon, dans le portrait de Dorian Gray vieilli peint par Albright.
On peut alors se demander qui est le sorcier dans le tableau de Dado : est-ce le personnage assis ou le chat au regard perçant, qui aurait transformé un être humain en créature au corps pierreux ?
Expositions
« Antagonismes », Musée des arts décoratifs, Palais du Louvre-Pavillon de Marsan, Paris, févier-mars 1960. Commissaires : Julien Alvard, François Mathey, Frédéric Benrath.
« Dado. Collection Daniel Cordier », Galerie Chave, Vence, juillet-octobre 2004.
Bibliographie
[Congrès pour la liberté de la culture], Antagonismes, catalogue d’exposition, Paris, Musée des arts décoratifs, Palais du Louvre-Pavillon de Marsan, 1960, p. 53. Texte de Julien Alvard.
Alain Bosquet, Dado. Un univers sans repos, Paris, Éditions de la Différence, 1991, p. 113. Dado. Collection Daniel Cordier, catalogue d’exposition, Vence, Galerie Chave, 2004, p. 12. Texte de Philippe Dagen.
1. Cette exposition « marque la première reconnaissance par un musée français de l’abstraction lyrique, de l’expressionnisme abstrait et de l’art informel comme tendance internationale. Elle montre la scène artistique française en accordant une place importante aux artistes étrangers installés à Paris » (« Chronologie, 1944-1972 » dans Jean-Paul Ameline (dir.), Paris et nulle part ailleurs. 24 artistes étrangers à Paris, cat. expo., Paris Hermann, 2022, p. 197). Voir aussi : « La peinture d’avant-garde va présenter ses “antagonismes” », Le Monde, 29 janvier 1960. 2. Dado, Entretien avec Germain Viatte et Marcel Billot, donné à l’occasion de la rétrospective au CNAC en janvier 1970, 1969, repris dans Peindre debout, éd. par Amarante Szidon, préface d’Anne Tronche, Strasbourg, L’Atelier contemporain, 2016, p. 65. 3. Dado, Entretien avec Michel Braticevic, dans Peindre debout, op. cit., p. 156. 4. Ibid. 5. Évoquant son arrivée à Paris en 1956 et sa découverte de l’art contemporain, Dado déclare : « Dubuffet, évidemment, c’était le seul peintre qui comptait pour moi […] il n’y avait rien d’autre sur la place de Paris » (Dado, Entretien avec Germain Viatte et Marcel Billot, art. cité, p. 56). 6. Probablement par l’article « Ten Years of American Art », Life, 25 novembre 1946, dans lequel Woman, chef-d’œuvre des collections du MoMA, est reproduit. 7. Dado, entretien avec Hans Ruedi Giger, Hérouval, septembre 1997, archive vidéo inédite de Pascal Szidon. L’artiste suisse est en train de montrer à Dado l’hommage qu’il lui rend dans sa monographie parue chez Taschen en 1997, dans lequel il le qualifie de « Jérôme Bosch du XXe siècle », et où il évoque la possible influence d’Ivan Albright et de son Portrait de Dorian Gray, que Dado confirme immédiatement en lui disant combien cette intuition est juste. Autre témoignage de l’admiration de Dado pour Albright, alors qu’il évoque sa première visite au MoMA en 1962 à Christian Derouet : « Au musée de New York, il y avait un Américain qui me plaisait beaucoup, Albright, un gars de Chicago, qui avait pas mal de tableaux à la Biennale de Venise de 1956. Parce qu’en 1956, il y avait une biennale à Venise, où il y avait les tableaux d’Albright. Et quand je les ai vus en vrai, en original, ça m’a plu un peu moins quand même. C’était un peu sec et maigre comme touche. J’étais un tout petit peu déçu. Mais dans les livres d’art, ça me plaisait énormément, ses personnages. Il y avait même un film, Le Portrait de Dorian Gray, où Albright a réalisé une peinture avec un visage… » (Dado, Conversation avec Christian Derouet, 1988, à paraître à l’Atelier contemporain en 2023 (éd. par Amarante Szidon, postface de Christian Derouet).